Les relations humaines sont un défi immense tant elles sont complexes. Les risques de maladresses, d’incompréhensions, de blessures réciproques sont nombreux. On bascule alors vite dans de la violence. Comment la thérapie peut-elle nous aider à faire face à ces écueils ?
Il s’avère important de créer dans le travail des conditions d’une sécurité suffisante et de développer une conscience assez large de ce qui se joue. Alors s’ouvre à nous la possibilité de traverser nos vulnérabilités, d’accepter nos singularités.
La thérapie, un rituel contenant
« Mais si tu viens n'importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m'habiller le cœur... Il faut des rites.
- Qu'est-ce qu'un rite ? dit le petit prince.
- C'est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu'à la vigne. » (Antoine de Saint-Exupéry, ch. 21)
Le renard s’appuie sur le rituel de la venue du petit prince pour se réjouir, se préparer, se relier à lui. Il est probable que s’il a du vague à l’âme avant, il va se projeter dans l’échange à venir pour apaiser ses mouvements émotionnels. De la douceur et de la confiance vont s’installer au fil de leurs rencontres, ils vont s’apprivoiser et les échanges vont pouvoir s’approfondir.
Facteurs de sécurité pour aborder la violence en thérapie
Les personnes qui vont voir un.e thérapeute font parfois référence au lien qui les unit à elle, à lui. « Je me suis demandé ce que vous auriez pensé à propos de cette situation » ou encore « J’étais content.e de savoir que j’allais pouvoir vous en parler ». Le rituel des rencontres régulières permet à la personne de développer plus de conscience sur ce qu’elle traverse, ce qu’elle éprouve, les choix qu’elle doit faire, la façon dont elle peut appréhender sa souffrance, trouver du soutien même en dehors du cabinet.
Les situations abordées en thérapie contiennent souvent de la violence. Comment les appréhender ? Il peut être très douloureux d’être, sans un soutien suffisant, aux prises avec les peurs et les doutes qui émergent, la désorientation, la culpabilité, la colère. Certaines des relations que l’on entretient sont un garde-fou dans ces souffrances, et tout particulièrement la relation thérapeutique. Savoir qu’on va pouvoir se reposer sur quelqu’un, comme le renard sur le petit prince.
En plus du caractère régulier des séances, les règles qui régissent le travail thérapeutique amènent de la sécurité. La personne trouve des repères qui la rassurent, les limites posées sont contenantes. Elle peut s’appuyer dessus pour revisiter ses difficultés, trouver des réponses nouvelles. C’est un cadre qui donne un contour aux échanges.
Lorsque l’auteur de violence consulte : posture gestaltiste
Prenons le cas de Julien qui a exercé de la violence à l’encontre de sa compagne. Il ose me confier qu’il l’a poussée, assez brutalement, quand elle lui a dit qu’il était incapable de s’occuper de leur fils aîné. Nous travaillons depuis plusieurs mois et la confiance s’est installée en profondeur. Il imagine qu’il ne sera pas jugé par moi, et en m’exprimant les faits, il sort en partie des turbulences fortes qu’il traverse seul, depuis que cela s’est passé.
J’ai tout d’abord des réactions épidermiques. En effet, au moment où il me partage les faits, j’ai une révolte instinctive qu’il s’en prenne physiquement à sa compagne. J’ai aussi de la colère qu’il cède à des pulsions, malgré le travail accompli ensemble. Mais je choisis de mettre mes réactions de côté, sans pour autant banaliser son acte qui est grave.
Dans la posture phénoménologique, on se focalise sur ce qui se manifeste, ce qui apparaît, on met en suspens les réactions spontanées, on ne cherche pas à rationnaliser. « Le seul accès à la réalité du monde est la conscience que nous en avons ici et maintenant. Cette conscience est inséparable de l’expérience qui varie continuellement ». (Masquelier-Savatier)
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Déplier et ralentir
Avec Julien, nous déplions la situation, prenant le temps d’en explorer les divers aspects. Ralentir ainsi est inhabituel pour la plupart des personnes, habituées qu’elles sont à faire vite et réagir dans l’instant. Nous explorons son vécu, au moment des faits mais aussi ici et maintenant, avec moi, alors qu’il me relate les faits. Quels sont ses mouvements intérieurs, ses pensées, ses sensations, les émotions qui le traversent ?
Il perçoit que je l’accueille, et à ce moment une tension qu’il éprouvait dans le plexus monte vers la poitrine. La confiance entre nous met de l’ouverture et de l’espace. Un peu plus tard, pendant qu’il me parle, j’observe qu’il met la main sur la gorge, avec une petite grimace.
Une thérapie de la complexité pour traiter la violence
Les différentes dimensions d’un être humain, mentale, affective, corporelle, aspirations diverses, angoisses existentielles, sont interreliées, elles forment un tout, une unité qui a sa cohérence propre.
Avec la vision holistique, je ne les considère pas séparément, je ne les additionne pas. Lorsque j’observe la grimace de Julien, je ne cherche pas un décodage, une signification objective. Je la considère comme une des émergences de ce qui se passe entre nous.
Je lui mentionne doucement ce que j’ai observé, en le refaisant moi-même, pour être avec lui. La main sur ma gorge et une imitation de sa grimace. Nous sommes mobilisés ensemble. Il perçoit que je n’ai pas mis une étiquette sur son comportement ou sa personnalité. Je ne me force pas à être gentil, d’ailleurs il sait que je peux le confronter. Je suis là, avec lui, nous sommes dans ce lieu calme, nous prenons le temps de revisiter ce qui s’est joué.
De la culpabilité à la responsabilité
Après m’avoir vu grimacer, en miroir, il se rend subitement compte qu’il a un goût amer dans la bouche. Un souvenir fait irruption. Il se rappelle un moment difficile dans lequel il a vécu quelque chose d’humiliant avec son père. Un peu de colère est là, mais surtout une vague de tristesse monte en lui. Il remarque mes yeux humides à son contact. Il a l’impression que je le comprends, en partie tout au moins. Il s’apaise un peu, la culpabilité cède du terrain.
Dans notre dyade, quelque chose s’est restauré. Il s’est montré faillible et a été malgré tout reconnu comme être humain. Il retrouve de la dignité, il commence à réintégrer la communauté humaine dont il se sentait exclu. Il n’est pas condamné. Je constate par la suite que sa capacité à assumer ses responsabilités refait doucement surface.
La qualité de présence du thérapeute en Gestalt
Cette focalisation dans l’instant, sur ce qui est là, ce qui se passe entre nous, est une présence ouverte. Il s’agit, et c’est très difficile, de résister au réflexe de commenter, interpréter, vouloir solutionner. J’échoue souvent bien sûr à être dans cette rencontre dénuée d’évaluations conceptuelles. Mais parfois, et c’est alors un moment de grâce, le thérapeute s’arrime à un vécu partagé, dans toute sa complexité. Il parvient alors à ne pas se laisser piéger par des représentations figées.
Si on doit être un compagnon idéal, une maman parfaite, on se fabrique une pression écrasante et artificielle. Si on pense que le couple doit être le lieu d’une harmonie à toute épreuve, ou que son enfant doit être toujours compréhensif et respectueux, on s’impose des échecs cuisants. De tels absolus constituent un idéal enfermant. Construits de façon irréaliste, ils ne prennent pas racine dans la réalité du vécu humain. Tôt ou tard ils seront mis en défaut et mèneront à des impasses.
Ces conceptions nées de l’abstraction créent des valeurs d’exclusion. Si je dois être toujours doux et gentil, lorsque j’échoue je bascule de façon binaire du côté sombre. Je suis alors inadéquat. Et je risque fort de glisser vers la honte et devenir défensif dans mon comportement.
Avec Julien, je n’ai pas fait grand-chose, j’ai été là avec lui, essayant de comprendre ce qu’il avait vécu. Et surtout je suis resté à son contact malgré les facettes négatives qu’il a osé me montrer. Nous avons pu constater ensemble qu’il n’est pas intrinsèquement violent, qu’il n’est pas « quelqu’un de mauvais » mais qu’un ensemble de conditions ont résulté dans un acte violent. Même si c’est évidemment un acte dont il est responsable, et dont il devra assumer les conséquences. Ces conséquences, il sera d’autant plus capable de les assumer qu’il sera sorti d’un clivage et de la honte. Il y a certes en lui un potentiel de brutalité qu’il a actualisé. Mais cela ne le définit pas. S’il parvient à se désidentifier de cet aspect de lui, il ouvre la porte à d’autres réactions possibles.
La violence comme co-construction
Dans le travail en gestalt-thérapie, nous considérons que les comportements, réactions, attitudes sont situationnels. Dans l’interaction, un ensemble infini d’éléments très divers concourent à « fabriquer » la situation, à faire advenir différents vécus. Si la personne en face de moi ressent de l’animosité, je peux regarder comment j’y ai contribué, peut-être par un regard, une remarque, un mouvement particulier. C’est libérateur de réaliser qu’il y a une co-construction de l’expérience vécue, avant de chercher sa part de responsabilité. Et cela peut être réparateur d’avoir enfin, face à soi, quelqu’un qui reconnaît comment il a contribué à ce qui s’est passé.
Evidemment, le thérapeute peut lui-même ressentir de l’impatience, de l’agacement, de la colère et émettre plus ou moins consciemment des signaux qui traduisent son vécu. Il fait avec sa subjectivité. Et plus il se rend compte de ses mouvements intérieurs, plus il pourra les assumer et les réguler. Accéder à son état du moment mais également bien connaître ses zones habituelles de vulnérabilité.
La signification littérale, première, de l’agressivité est d’avoir un impact sur l’extérieur, d’altérer l’environnement. Même positivement d’ailleurs ! En ce sens, il est inévitable d’avoir une action « agressive ». Ce qui va compter alors, c’est la conscience qu’on a de notre impact, ainsi que notre intention pour la suite, là où on veut aller avec l’autre.
L’authenticité qui soigne
Si je soupire de lassitude, que la personne en face de moi le remarque et en est affectée, c’est désagréable. Mais elle pourra surtout vivre de la violence si je nie les choses, si je ne reconnais pas ce qu’il se passe. Admettons que je sois irrité mais que, voulant paraître bienveillant, je m’efforce de sourire, je génère alors quelque chose de trouble. Car au fond d’elle, la personne le perçoit. Bien sûr, il ne s’agit pas de s’imposer de toujours tout dire. Des conditions appropriées sont nécessaires pour exprimer utilement quelque chose de confrontant à quelqu’un. Mais oser mettre de l’explicite sur ce qui n’était pas dit, lorsqu’on sent que c’est possible et opportun, c’est aligner les choses, mettre de la cohérence, du réel. Et au fond c’est très respectueux de l’autre.
“La vie est une co-construction, c’est-à-dire une inévitable interdépendance. Si celle-ci devient source de menace, on peut s’en prémunir en rompant le lien avec l’autre pour tenter de ne plus dépendre que de soi. Ce mouvement s’exprime par toute une gamme de conduites qui représentent les voies de la destructivité… » (Jeammet).
Si je suis dans un contact accueillant de l’autre, je le réceptionne, et je me laisse réceptionner par lui. J’amène de la tolérance dans la rencontre qui permet du nouveau. Nous vivons une expérience qui nourrit et qui possiblement répare.
L’agressivité du thérapeute
Le thérapeute peut aussi amener dans la rencontre de l’agressivité saine, respectueuse de l’autre. Faire preuve d’authenticité, c’est aussi oser nommer ce qui pose problème. Et cela peut servir d’exemple et permettre à la personne de s’enhardir à exprimer elle aussi ce qui lui pèse.
Une cliente, Colette, parlait souvent longuement, sur un ton que je vivais monocorde. Je m’ennuyais, et pouvais parfois même sombrer dans une certaine léthargie. Je n’osais l’interrompre, de peur de la froisser, de ne pas être gentil. Par moments j’essayais mais en vain, elle prenait le dessus. Il m’arrivait alors de feindre d’être intéressé. Et j’ai pris conscience petit à petit que je ne lui rendais pas service de jouer ce jeu. Que je ne me rendais pas service non plus à moi-même. Et encore moins à notre relation, car je m’éloignais insensiblement. J’accumulais tantôt de la frustration, tantôt de l’ennui. Cette réflexion m’a donné envie de lui exprimer les choses, malgré le probable risque de la heurter.
Ce qui m’a le plus aidé à lui parler de cette problématique, c’est la considération que j’étais co-responsable. C’est lorsque j’ai pu voir les choses ainsi au fond de moi-même, avec sincérité, que j’ai pu aborder le sujet. Je n’avais plus l’idée que c’était juste un aspect d’elle qui était négatif. Je réalisais que je laissais faire, que mon attitude permettait cela. Et c’était honorable d’avoir envie de la rencontrer différemment. C’est parce qu’elle comptait pour moi que j’avais envie de nommer ces choses délicates.
L’agressivité comme mouvement vers l’autre
Je trouve cela ouvrant de regarder l’agressivité comme un mouvement qu’on fait vers l’autre, une action qu’on a sur l’autre, ou sur l’extérieur de façon plus large. Au fond nous aspirons à nous rencontrer, nous rencontrer vraiment, même si cela génère des tensions. Colette a d’abord été piquée au vif, malgré le soin que j’ai mis. Une réaction avec de la vivacité, sans doute de l’orgueil. C’était très vivant, très dynamisant, et j’ai pu lui témoigner du plaisir que ça me procurait qu’on ait cet échange authentique.
Dans la foulée, à son tour elle a signalé un point qui la gênait dans nos rendez-vous, qu’elle avait gardé pour elle. Et à la séance suivante, elle m’a expliqué qu’elle avait enfin pu aborder un problème épineux dans son couple, sujet qui était latent depuis longtemps. Ce contact direct que nous avions eu l’avait stimulée.
« C'est une fausse question que de se demander si nous devons ou non réprimer l'agression. Puisque l'agression est un élément indispensable de notre constitution, nous devons l'utiliser et faire un instrument valable pour la conduite de nos vies. » (Laura Perls). Ce mouvement agressif qui nous porte, qui nous anime, nous pouvons décider de l’orienter dans une direction authentique et constructive, dans une affirmation saine, y compris à un niveau social ou politique.
Selon Levinas, « le visage de mon prochain est une altérité qui ouvre l’au-delà ». Comment oser cette ouverture à du non-connu ?
Un cadre clair amène de la sécurité, entre autres choses en écartant le risque de rupture relationnelle. Une conscience attentive aide à ne pas se laisser piloter par des représentations rigides. Et ainsi à pouvoir reconnaître autrui dans sa différence, intellectuelle, sociale, religieuse, ethnique. Une présence large et enveloppante, à soi, à l’autre, à l’entre-deux, c’est ce qui permet de plonger dans un véritable contact. Ces moments de contact successifs sont la vie en mouvement. Ils nous nourrissent, nous redéfinissent, nous guérissent.
POUR ALLER PLUS LOIN
BIBLIOGRAPHIE :
Antoine de Saint-Exupery, Le petit prince, 1943, ch. 21
Masquelier-Savatier Chantal, Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie, InterEditions-Dunod, Paris, 2008, p. 66.
Philippe Jeammet, Quand nos émotions nous rendent fous, Odile Jacob, 2019, p. 127
Laura Perls, Vivre à la frontière, l’Exprimerie, 2001 (p.51)
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- Article créé le 26/02/2024
- Mis à jour le 27/02/2024 à 10h02
À PROPOS DE L'AUTEUR

Frédéric Vidal
Gestalt-thérapeute, formateur, coach
Gestalt-thérapeute formé à l’EPG, coach et formateur, Frédéric accompagne en individuel et en groupe. Il aspire à aider les personnes à développer une conscience de soi et des autres de plus en plus profonde. Il se mobilise aussi dans le milieu professionnel autour des thèmes du stress, de l’estime de soi et des jeux de pouvoir. Il est convaincu que l’exploration des dimensions corporelle, émotionnelle et mentale, permet à chacun de dépasser ses limitations et d’accéder à une plus grande liberté intérieure.
FORMATION
- Certification de gestalt-thérapeute / École Parisienne de Gestalt
- Formation relation d'aide eidétique / L.Caouette - Directeur Institut canadien de l'image eidétique
- Formation Coach & Team / École Transformance