QUATRE PILIERS POUR UNE POSTURE
QUATRE
PILIERS
POUR
UNE
POSTURE


Travailler dans une perspective de champ ne s’improvise pas. La posture du psychothérapeute s’appuie sur quelques fondements qui constituent un cadre à la fois autorisant et sécurisant. Ces éléments conditionnent le déroulement du processus thérapeutique. C’est en quelque sorte le fond sur lequel la figure de la relation thérapeutique se construit. Il s’agit du climat qui permet un travail opérationnel dans le champ relationnel. Cette ambiance spécifique à chaque situation est bien sûr une coproduction entre deux partenaires mais la dissymétrie de la relation thérapeutique donne au psychothérapeute une plus grande responsabilité dans cette construction.

 

Pour fertiliser cette atmosphère, nous avons repéré quelques ingrédients nécessaires (non suffisants) permettant d’organiser le cadre thérapeutique, envisagé comme une situation globale, autour de quatre axes : accueillir, soutenir, contenir, tenir.[1]

Accueillir

Il s’agit tout simplement d’« être là » : être présent, attentif, ouvert à ce qui se passe, si possible sans présupposé, sans attente particulière. L’intérêt pour ce qui se produit ou qui va se produire est primordial. Deux aspects fondent cette posture :

L’ancrage phénoménologique

Notre posture est sous-tendue par un regard phénoménologique qui engendre l’humilité : « Suspendre le savoir, le mettre entre parenthèses, au moins pour un temps, c’est sans doute le meilleur moyen de laisser les formes émerger, d’être attentif, en tant que thérapeute, à la singularité de ce qui se construit là, maintenant, avec ce patient-ci, irréductible à tout autre »[2].

Cette disposition requiert idéalement de :

  • faire abstraction des préjugés et des projections diverses,
  • taire les explications, les déductions, les interprétations,
  • réduire les projets, les demandes, les attentes.

La position dialogale

L’attitude dialogale constitue le terreau favorisant la rencontre. Cette aptitude s’attache à renoncer au pouvoir sur l’autre : « renoncer à son besoin d’être validé comme un bon thérapeute, de faire du patient un objet qui par ‘ses progrès’ renverrait au thérapeute une bonne image de lui-même. C’est pouvoir être ému, touché comme un être humain et en témoigner ; c’est aussi se sentir à la fois puissant et impuissant, ayant foi en sa capacité d’aider le patient mais en sachant qu’il est limité par le désir du patient à guérir »[3].

L’attention à ces différents aspects interpelle le thérapeute dans son illusion de savoir et sa toute-puissance. 
L’attitude d’accueil entretient l’ouverture, la bienveillance et la tolérance. La notion d’ajustement créateur favorise un regard positif sur le patient, puisque toute production et tout symptôme peuvent être considérés comme des tentatives plus ou moins adroites de s’ajuster. Accueillir signifie donc prendre en compte ce qui se manifeste, en mettant l’accent sur ce qui est là, plutôt que sur ce qui n’est pas.

Soutenir

Il s’agit d’accompagner la personne, d’« être avec ». La question du soutien est essentielle dans la perspective gestaltiste.
Laura Perls souligne : « Les personnes qui font appel à la thérapie sont coincées avec leur anxiété, leurs insatisfactions, leur incompétence au travail et dans leurs relations ; elles sont malheureuses. Elles manquent du soutien intrapsychique dont elles auraient besoin pour établir le genre de contact qu'elles souhaiteraient ou pour transiger avec les situations dans lesquelles elles se trouvent.»[4].


Ce soutien est donné par l'environnement avant de devenir une compétence de l'organisme : « En d'autres termes, l'auto-soutien n'est possible que grâce à une bonne expérience initiale d'hétéro-soutien, de confluence saine entre organisme et environnement »[5]. Ce serait donc au psychothérapeute d’étayer l'assurance nécessaire pour entrer en contact avec le monde.

 

Néanmoins cette notion de soutien prête à confusion dans notre terminologie gestaltiste. Perls envisageait comme un progrès de passer du support environnemental au self support, conception qui va dans le sens d’une perspective individualiste, supposant que l’individu puisse se soutenir tout seul, c’est-à-dire se suffire à lui-même. Nous ne pouvons souscrire à une telle interprétation du support dans une perspective de champ, selon laquelle nous sommes interdépendants les uns des autres.

Pour Gordon Wheeler : « Dans le paradigme du champ, le soutien peut être défini comme un lien dans le champ, condition essentielle pour le développement du self et pour le processus du self ». En ce sens, la relation de soutien « ne constitue pas une sorte d'étape préliminaire à la thérapie, comme dans le modèle individualiste et transférentiel, mais est l'essence même de la thérapie » et permet ainsi « la transformation de l’expérience de la honte en une expérience d’être relié »[6]. Le soutien devient l’antidote à la honte secrétée par le paradigme individualiste.

L’accueil premier se prolonge grâce à la capacité du thérapeute à « aller vers » le patient, le rejoindre là où il est, dans l’état où il est, à cet instant-là, pour entrer en résonance avec lui, sans vouloir le tirer vers le haut ou vers l’avant. Ainsi, le soutien diffère d'une approbation inconditionnelle du patient, ou du contenu de ses dires, il consiste à soutenir le processus, le mouvement vers... Il donne la sécurité nécessaire pour que la personne puisse faire un pas de plus vers la nouveauté. C'est la corde qui assure le novice en escalade. Il importe cependant de veiller au dosage de ce soutien car la corde peut devenir une entrave...

En effet, le risque d’une contamination réciproque existe, dans un envahissement mutuel.
La notion d’inclusion du philosophe Buber rend compte de cette subtilité : « C’est être au plus près de l’expérience de l’autre tout en restant aware de soi comme individu séparé... C’est vivre un événement tout en restant dans son vécu propre »[7].

La posture gestaltiste se différencie de l’empathie rogérienne qui suppose l’acceptation inconditionnelle de l’autre et la possibilité de vivre l’expérience de l’autre.

Contenir

« Contenir » signifie entourer, envelopper pour ne pas lâcher ou abandonner. 
Cette sorte de portage se rapproche de la fonction de holding décrite par Winnicott dans une analogie judicieuse entre l’attitude de la mère et celle du psychothérapeute. 
Cette fonction est à ajuster selon les pathologies : davantage indiquée pour les personnalités limites ou narcissiquement déficitaires, elle s’avère nécessaire dans les moments de décharge émotionnelle et les épisodes régressifs. Tel patient peut avoir momentanément besoin d'être porté, ou tendrement bordé comme un tout petit enfant qui risque de tomber. 

Cette fonction contenante et maternante donne à l’enfant le « sentiment continu d’exister »[8]. S’inspirant de Winnicott, la gestaltiste Christiane Garrivet différencie deux attitudes : « la première partie d'une thérapie au long cours prendra davantage le sens d'un soutien-holding dans la mesure où il s'agira plus d'accueil, d'écoute empathique, de présence, de portage. La deuxième partie de la thérapie gestaltiste s'entendra davantage au sens de soutien-handling, en termes de manœuvres, de façons de gouverner, de manipulations. C'est ainsi qu'à cette phase-là, le soutien est grandement associé à la frustration. »[9] 


Pouvoir se montrer accueillant, soutenant et contenant, conditionne la possibilité d'être le moment venu, frustrant et confrontant.

Pour préciser cette notion, le « contenir » se fait souplement et spontanément lorsque nous nommons ce qui se passe et verbalisons le ressenti ou l’émotion à la place du patient qui n’a pas toujours les mots pour le dire... Cela peut se traduire par un geste affectueux autant que par une phrase adéquate. Il s’agit de mettre un contenant psychique sur un ressenti émotionnel, c'est-à-dire donner un contenant à l'expérience vécue.
Remplissant provisoirement un rôle de ego-auxiliaire, nous assumons la fonction de pare-excitation[10]. Cependant, il importe de clarifier ce que nous ressentons au contact de l’autre pour ne pas l'envahir par nos propres affects.

Cette fonction de contenance n'est pas familière aux gestaltistes qui prônent la responsabilité au risque de nier la détresse du patient. Comme le souligne Marie Petit, ce terme de contenir reste équivoque dans notre perspective : « Quant au mot contenir, je ne sais pas qui contient l’autre. Mais si l’autre se met dans mon ventre, je ne sais pas si je le contiens. Pour moi, il y a une intentionnalité dans contenir, je deviens "la grande" ou "la forte". Dans les cas dont je te parle, je ne suis pas "la grande" ni "la forte" je suis simplement "la présente". Je ne suis pas la mère universelle. Je suis à la fois une mère et une flèche, un homme et une femme, un humain unifié. C’est pour cela que je n’aime pas contenir. Dans la contenance, il y a une histoire de ‘grande-mère’ »[11].

Cette fonction contenante est donc à manier prudemment, car elle peut renforcer la dissymétrie de la relation, alimentant la dépendance du patient et les abus de pouvoir du psychothérapeute.

Tenir

Si « contenir » inclut une dimension spatiale, « tenir » ajoute une dimension temporelle. 
Il ne s’agit plus seulement d’ « être là » mais de « rester là » dans la durée de la séance, au fil des semaines et parfois des années.
Tenir, c'est exister sous le regard de l'autre. Soutenir sa propre posture, son propre ressenti, sa propre opinion permet d'être quelqu'un de consistant en face d'autrui, de l'assurer de sa présence. Faire face à l'éventuelle contestation permet la confrontation et la différenciation. Nous sortons de l'exclusion : « Ou toi ? ou moi ? » pour tenir le pari d'une co-existence possible : « Et toi, et moi ! »

Tenir, c'est tenir debout dans la durée. Adopter comme critère d’efficacité la brièveté de la psychothérapie est problématique. Privilégier les démonstrations ponctuelles spectaculaires à la banalité du cours ordinaire de la vie risque d’entretenir un faux self[12].
Bien sûr, toute expérience a sa valeur, mais elle doit varier, se renouveler, s’ajuster dans une visée transformative dans la fidélité de la relation thérapeutique.
Pour le patient, il ne suffit pas de se montrer et d'être accepté tel qu'il est ponctuellement.
Il est nécessaire de renouveler l'expérience, et de s’ouvrir à la vulnérabilité en présence d'autrui ; le sentiment de honte qui découle de ce dévoilement se transforme et se dilue grâce au long terme. S’autoriser à se montrer bon ou mauvais, à se faire porter et supporter dans sa souffrance et ses défaillances se produit grâce au long terme. C’est parce que l’on va se revoir encore qu’on ose se montrer, se dévoiler. C’est parce que ce n’est pas terminé que l’on peut craquer...

L’engagement dans le temps conditionne la qualité du travail thérapeutique. Il ne s’agit pas d’un événement isolé mais d’une succession d’événements. Le psychothérapeute est témoin et se souvient, ce qui donne sens à l’expérience et l’enracine. Que le thérapeute se sente médiocre, endosse les rôles ingrats, représente le mauvais objet, est supportable si cela fait partie d’une construction à long terme. L’écoulement du temps passé ensemble donne le droit aux essais et erreurs qui ne sont plus des ratés mais des expériences à vivre, à transformer, à assimiler.

Définir un cadre permet de tenir dans la durée. Ajuster ce cadre valorise l’importance du lien, mais faire preuve de trop souplesse risque de prêter à confusion. Préciser les règles au départ donne une référence préalable qui permet d'actualiser par la suite les termes de l'accord entre le patient et le thérapeute.
La stricte observation du cadre interroge autant que sa contestation. En effet, se soumettre docilement à des règles relève de l'introjection alors que s'opposer exprime une saine agressivité. La transgression qui surgit dans le champ relationnel fournit un matériel riche à exploiter. Les dérapages ne sont pas le seul fait du client, il arrive également au thérapeute de déroger. Un cadre, si clair soit-il, n'empêche pas les dérives qui s’avèrent significatives. Mettre en figure les loupés, les oublis, les malentendus est fructueux. Une marge de souplesse dans l'application du contrat est parfois utile pour ne pas provoquer de rupture prématurée ou brutale. C'est dans la négociation du contrat, dans son ajustement et dans son réajustement que se révèle la fiabilité du lien thérapeutique.

Ainsi, le cadre s’inscrit dans une perspective globale qui vient bousculer la conception habituelle d’un moule pré-établi. Il ne s'agit pas d'une entité externe, mais d'une partie d'un tout. «Toute situation a à se créer des bords » nous dit Jean-Marie Robine, mais il n’est pas « convaincu qu’une situation puisse se définir grâce aux concepts de cadre et de règles »[13].

La proposition gestaltiste nous invite à sortir du cloisonnement portant à croire que le cadre serait indépendant de la personne qui l’énonce et de celle qui y souscrit. S’il est seulement fonction de normes extérieures, il risque d’être contraignant pour les deux partenaires et tout aussi difficile à respecter qu’à faire respecter. Si au contraire les règles et les limites sont vécues comme les conditions sécuritaires nécessaires au déroulement du travail, leur formulation et leur réception sera plus aisée.

Continuum

Ces quatre pieds « Accueillir, soutenir, contenir et tenir » donnent une dynamique à notre posture. Ces variations du verbe « tenir » ne sont pas à prendre dans une succession rigide, mais dans un continuum. L’ambiance sécuritaire ainsi créée conditionne les possibilités de travail dans une perspective de champ et permet au thérapeute de s'impliquer, risquer de déranger et confronter le client.

 
Chantal Masquelier-Savatier
 
 
Nota bene : ce texte est un abrégé du chapitre 9 "Quatre piliers pour une posture" de la première version du livre : "Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie" InterEditions-Dunod 2008 (p. 201)
 


[1] Texte qui s’inspire partiellement de l’article de Chantal Masquelier-Savatier: « Le cadre, autrement », in Revue Gestalt n°25, Penser le cadre, SFG., 2003. Repris dans le chapitre
[2] Jacques Blaize (2001), Ne plus savoir, op.cit., p. 17.
[3] Citée par Sylvie Schoch de Neuforn, « La philosophie du dialogue chez Martin Buber », in Revue GT n° 6, op.cit.
[4] Laura Perls, Vivre à la frontière, op.cit, p. 137.
[5] Margherita Spanuolo-Lobb, Un soutien spécifique pour chaque interruption de contact, Doc. IFGT, n° 49, 1992.
[6] Gordon Wheeler, « La honte dans deux paradigmes de la thérapie », in Cahiers de G.T n° 7, Clinique de la honte, L’exprimerie, Bordeaux, 2000.
[7] Sylvie Schoch de Neuforn, « La philosophie du dialogue chez Martin Buber », Revue Gestalt n°6, op.cit.
[8] Donald Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1958.
[9] Christiane Garrivet, « Soutien et honte dans la thérapie gestaltiste », in Cahiers de G.T. n° 7, Clinique de la honte, L’exprimerie, Bordeaux, 2000.
[10] Ego auxiliaire et pare excitation sont des notions empruntées à Winnicott.
[11] Chantal Masquelier-Savatier, « Echange avec Marie Petit », in Revue GT n° 23, De la régression, SFG, 2002.
[12] Winnicott parle de faux self, lorsque la construction du self s’élabore davantage en fonction des attentes supposées de l’entourage, qu’en fonction des besoins et aspirations propres au sujet.
[13] Jean-Marie Robine (2004), « S’apparaître dans l’ouvert de la situation », op. cit.

 

  • Article créé le 16/04/2024
  • Mis à jour le 18/04/2024 à 15h04

À PROPOS DE L'AUTEURE

Portrait de Chantal Masquelier-Savatier

Chantal Masquelier-Savatier

Gestalt-thérapeute, didacticienne, superviseur et auteure

Psychologue clinicienne, Chantal Masquelier-Savatier est gestalt-thérapeute, didacticienne et superviseur en Gestalt-thérapie.
Rédactrice de la revue Gestalt de 2000 à 2010, elle est l’auteur de Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie (Dunod, 2020, 3e éd.) et, avec Edmond Marc, de Regards croisés sur la psychothérapie. Psychanalyse et Gestalt-thérapie (Enrick B., 2020). Elle est également coordinatrice de La Gestalt-thérapie avec les enfants et leurs familles (In Press, 2021) et, avec Gonzague Masquelier, du Grand Livre de la Gestalt (Eyrolles, 2019, 2e éd.).

FORMATION

  • Certification de gestalt-thérapeute / École Parisienne de Gestalt

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES

Masquelier-Savatier C. (2022). La Gestalt-thérapie. Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France

Masquelier-Savatier C. (2020). Fritz Perls (1893-1970), Bibliothèque idéale de psychologie, pages 147 à 149

ARTICLES

  • Parmi les derniers articles de revues : 

Vivre c'est mourir, Cahiers de gestalt-thérapie, 2022/2, n°48, pages 65 à 70 

Quatre temps, Revue Gestalt, 2021/2, n°57, pages 157 à 164 

Que devient "le contact" en situation de pandémie ?, Revue Gestalt, 2021/1, n°56, pages 107 à 120

Sculpter l'écriture, Revue Gestalt, 2009/1, n°53, pages 42 à 48

Pourquoi une revue ? Quelques pages d'histoire, Revue Gestalt, 2009/1, n°53, pages 97 à 107

Chemins croisés, chemins alliés, Revue Gestalt, 2018/2, n°52, pages 153 à 154

Rebondir, Cahiers de gestalt-thérapie, 2017/2, n°39, pages 46 à 57

Le bien-être est-il une norme ?, Revue Gestalt, 2017/2, n°51, pages 29 à 41

Table ronde : différents courants de la gestalt-thérapie s'expriment, Revue Gestalt, 2017/1, n°50, pages 155 à 178 

Adolescente curiosité, Psychologues et psychologies, 2016/2-3, n°243-244, pages 042 à 048

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